• Boscher, De la psychologie à la pédagogie du calcul (1949)

    Cette discussion est retranscrite dans l'ouvrage collectif Initiation au calcul - enfants de 4 à 7 ans, par Piaget, Boscher, Chatelet, etc. (1949).

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    De la psychologie à la pédagogie du calcul[1]

    Psychologues et éducateurs s’accordent pour souligner la valeur des con­quêtes psychiques de l’enfant de deux à sept ans, les merveilleuses et rapides acquisitions de la seconde enfance — si rien ne vient les contrarier —, le rôle, peut-être décisif, des premières habitudes prises, des premières réactions de l’enfant à la pression des êtres et des choses, tous ces faits par lesquels s’é­bauche sa personnalité et qui déterminent en grande partie sa destinée.

    De plus en plus, l’enfant nous apparaît comme le «constructeur de l’a­dulte », selon l’expression de Mme Montessori. Ainsi s’affirme l’importance de cette période de la vie, partant, l’importance du rôle de l’éducatrice mater­nelle; en même temps, se précisent les difficultés de sa tâche.

    L’enfant, tous les psychologues le répètent — Rousseau l’affirmait déjà il y a près de deux siècles —, n’est pas une image réduite de l’adulte. C’est un être dont la structure physique, mentale, affective, a ses caractères propres, qui va depuis sa naissance d’étape en étape et présente à chaque période de son évolution des caractères originaux, irréductibles aux nôtres. Consciente de ses responsabilités, l’éducatrice des petits peut éprouver aussi quelque inquiétude: ces enfants qui lui sont confiés, les connaît-elle vraiment ? Est-elle bien sûre de pénétrer leur mentalité, de ne pas leur imposer des exigences arbitraires, de les élever conformément à leurs besoins profonds, en accord avec les conditions naturelles de leur développement ?

    L’enfant « cet inconnu » — ainsi l’a-t-on nommé — n’est pas un incon­naissable, il l’est de moins en moins. Depuis un demi-siècle, travaux et recher­ches le concernant se sont multipliés sur le plan mondial. Bourjade a pu par­ler de « la marée montante » des travaux consacrés à l’enfance. Il en résulte que, dans ses méthodes, dans ses hypothèses conductrices de la pensée, dans l’ampleur, la précision et la solidité de ses résultats, la psychologie de l’enfant a depuis cinquante ans réalisé d’admirables progrès.

    Responsables de cette période de vie déterminante pour l’être, les édu­catrices maternelles doivent se tenir au courant, au moins dans ses grandes lignes, de l’apport si riche de la psychologie contemporaine.

    Ce souci est d’ailleurs dans les traditions les plus incontestées des écoles maternelles françaises : « Il n’y a pas d’enseignement, écrivait M. Debesse dans L’École Publique, qui se soit inspiré de la psychologie autant qu’elles, qui ait autant bénéficié de ses travaux. Rester fidèle à cette attitude, ajoutait-il, c’est presque une question d’honneur. »

    Ainsi l’ont compris les organisatrices du Congrès de Lyon. L’appel fait à un psychologue de réputation mondiale suffit à lui seul à souligner le souci d’éclairer par la psychologie la question de l’initiation au calcul choisie comme thème de travail. Les expériences exposées à Lyon par le professeur Piaget, et qu’il a bien voulu résumer dans le présent fascicule, jettent un jour nouveau sur des connaissances et des pratiques qui, loin d’être tenues pour définitives, doivent être indéfiniment reconsidérées et repensées en fonction de l’enfant.

     

    Après avoir souligné l’importance des études psychologiques, il m’appa­raît nécessaire, non certes de formuler une réserve, mais de mettre en garde contre ce que j’appellerai une fausse science psychologique, une science dont les notions ne seraient pas comprises à fond, comprises au sens étymologique du terme : prises avec soi, faites siennes, une science qui ne puiserait pas sa pleine signification et sa force au contact continu, vivant, intime du réel.

    Le vocabulaire de la plupart des psychologues contemporains est un vocabulaire technique : pour exprimer des conceptions nouvelles, ils ont dû créer des mots nouveaux dont certains se présentent d’abord comme assez hermétiques aux profanes que nous sommes. Il faut revenir au précepte car­tésien qui garde toujours sa valeur : ne faire siennes que les idées claires et distinctes; claires, c’est-à-dire suivant la pensée cartésienne, qu’on ne confond pas avec d’autres; distinctes, dont on saisit, par l’analyse, les éléments cons­titutifs.

    Ces vues, que les savants nous apportent sur le psychisme enfantin, doi­vent nous aider à découvrir, par les aperçus qu’elles ouvrent, la vraie nature de l’enfant, les démarches spontanées de son esprit, nous permettre, en un mot, de mieux lire en lui. Il ne faut pas que ces notions ne soient que des mots, des formules qui fassent écran entre l’enfant et nous. Il est des théories qui, mal comprises, « altèrent plus qu’elles n’éclairent les données de l’observation ».

    A la fin du siècle dernier, dans son beau livre trop peu connu : L’Éducation maternelle dans l’Ecole, cette grande éducatrice française que fut Mme Ker­gomard mettait déjà, certes, la culture psychologique au premier plan. « Tous nos efforts, écrivait-elle, doivent tendre vers les études psychologiques. Il y a de bons livres, il faut les lire. » Elle précisait : il faut les lire et les vivre. Mais, soulignait-elle, « il y a surtout l’enfant, le livre vivant ». L’enfant, ajouterai-je, cet être complexe, unique, mouvant, en perpétuel devenir — il n’est pas, il devient, — que doit sans cesse découvrir l’intuition aimante de l’éducatrice, aidée, contrôlée par les données les plus sûres de la psychologie. Sans cesse doivent s’opérer des recoupements entre la connaissance théorique et l’obser­vation de la vie, afin qu’elles s’éclairent l’une l’autre.

    Par exemple, la connaissance du caractère global de la perception enfan­tine est utile à l’éducatrice maternelle, mais à condition que par une attention vigilante à l’activité de l’enfant, par des observations répétées, elle arrive à saisir dans la réalité, dans la vie, cette fonction de globalisation. J’ajouterai : à condition que, cherchant à la saisir, elle reste ouverte à tout ce qui dans l’activité enfantine peut l’infirmer ou paraître le faire, tel le pointillisme de l’en­fant qui, lui aussi, est un fait.

    Y a-t-il antagonisme entre cette aptitude à saisir globalement un ensem­ble et cette autre aptitude à saisir un détail parfois infime ? La connaissance théorique de la globalisation, jointe à l’observation attentive des enfants, amè­nera sans doute l’institutrice à penser que l’une et l’autre peuvent se référer à la même incapacité d’analyse, car « un détail n’est pas nécessairement une partie » (Bourjade) : il peut être perçu, ce qui arrive fréquemment chez l’en­fant, non comme un élément, mais, lui aussi, comme un tout distinct. Poursui­vant cette étude, on peut noter dans quels cas c’est l’ensemble, dans quels autres cas c’est le détail qui retient l’enfant. Différences individuelles ? Pour un même enfant, différence de stade d’évolution ? Peut-être, mais il est aussi des cas où les différences tiennent moins au sujet qu’à l’objet : certains ensem­bles, par leur forme simple et leur structure forte, s’imposent globalement à l’enfant; il en est d’autres, de forme complexe et de structure faible, « où le détail retient l’enfant de façon privilégiée » (Bourjade). Ici intervient la psy­chologie de la forme, si utile à connaître pour le choix de la représentation figurale du nombre.

    Que la psychologie reste donc pour les praticiennes que sont avant tout les institutrices maternelles un outil de travail. Son rôle, c’est de mettre l’es­prit en éveil, de guider l’observation, de la rendre plus perspicace, de renou­veler une connaissance qui ne doit jamais se figer dans une conception à prioriste, traditionnelle ou systématique de l’enfant. Il arrivera que des éducatri­ces particulièrement intuitives n’auront pas à modifier leurs méthodes, mais, par la connaissance des lois qui les justifient, leurs pratiques deviendront plus conscientes, s’organiseront plus rationnellement et gagneront en sûreté.

     

    PSYCHOLOGIE ET PÉDAGOGIE DU CALCUL.

    Dans le cadre restreint de cet exposé, j’ai l’intention de rappeler un petit nombre de notions de psychologie très générales et susceptibles, comme telles, de servir de guide aussi bien pour l’initiation au calcul que pour toute autre activité maternelle.

    Peut-être n’est-il pas inutile de souligner ce lien : à aborder toujours séparément chaque problème de pédagogie, on risque de perdre de vue l’unité de toute l’oeuvre d’éducation. Au fond, la solution de chaque pro­blème pédagogique est plus ou moins solidaire de la solution de tous les autres problèmes : l’efficacité de telle méthode employée en calcul n’est-elle pas dépendante des démarches habituelles de l’esprit de l’enfant ? Un enfant entraîné en lecture à la perception globale de phrases et de mots, à l’analyse spontanée de leurs éléments et au regroupement de ceux-ci dans d’autres formes, cet enfant qui a ainsi découvert la mobilité des éléments du langage écrit n’est-il pas préparé, par là-même, à percevoir globalement, à décomposer et à recomposer des quantités ?

    Il apparaît aussi que la valeur d’une méthode, d’un procédé ne tient pas seulement à cette méthode, à ce procédé, mais à l’esprit qui préside à l’orga­nisation de toute la vie de la classe. C’est de cet esprit que le plus souvent méthodes et procédés tirent leur pleine signification et, disons-le, leur degré d’efficacité. Ainsi s’explique qu’une institutrice, reprenant dans sa classe telle méthode dont elle a admiré ailleurs les excellents résultats, soit déçue de constater qu’avec ses petits cette méthode ne « rend » pas. À cette institutrice je dirai : « Ne vous entêtez pas sur une technique; repensez-en l’esprit, remon­tez aux lois psychologiques dont elle s’inspire. Ce n’est que par cette voie, par une adaptation originale et vivante, que vous saurez créer le climat favorable à l’efficacité d’une méthode. »

    Mais, pour solidaires que soient toutes les activités maternelles, chacune d’elles n’en requiert pas moins une application particulière des données de la psychologie enfantine. C’est l’étude que nous allons esquisser en ce qui concerne l’initiation au calcul.

     

    PARTICULARITE DE LA PENSÉE ENFANTINE:
    NÉCESSITÉ DE S’Y ADAPTER.

    Que l’enfant ait ses façons particulières de juger, de raisonner, d’élaborer les notions les plus familières d’espace, de temps et de nombre, voilà une vérité psychologique à laquelle nous adhérons tous. Si je juge utile de la rap­peler, c’est que notre attitude ne correspond pas toujours à cette conviction et qu’il nous arrive parfois, en présence de notre petit monde, de ne pas savoir renoncer au cadre et aux habitudes de notre pensée d’adultes.

    J’ai vu commencer l’étude des nombres par des exercices portant exclusi­vement sur 1, parfois même sur 0.

    Or, ce nombre 1, par lequel débute l’arithmétique en tant que science des nombres, et qui nous paraît le plus simple, est inaccessible à l’enfant s’il lui est présenté isolé. Il n’en peut saisir la signification numérique que par oppo­sition avec une pluralité d’objets.

    Pourquoi ne pas présenter à l’enfant, comme dans la vie, où ses expérien­ces ne sont ni fractionnées ni sériées suivant un ordre rigoureusement progres­sif, un groupe de nombres, les quatre premiers, par exemple, puisque 4, d’a­près les données expérimentales, représenterait le maximum de perception simultanée pour un enfant et que, d’autre part, certains tests semblent établir que l’enfant de quatre ans et demi à cinq ans arrive par lui-même à la con­naissance intuitive de 4 ? Il ne s’agit pas d’aller plus vite. On étudierait sur 1-2-3-4, aussi longtemps qu’il le faudrait, toutes les questions que pose l’étude du nombre : acquisition de la sûreté et de la rapidité dans la perception des quantités correspondantes, valeur cardinale et ordinale, correspondance terme à terme, structure de chaque nombre, propriétés communes à tous; on poserait de petits problèmes pratiques utilisant en particulier cette notion de « paire », privilégiée pour l’enfant comme pour le primitif, nous disent les ethnologues, et qui se relie pour lui à tant d’expériences.

    Pour l’enfant, les notions se forment en s’opposant : 2 se précise par rap­port à 3 et à 4, 4 par rapport à 3 et à 2. Nous avons tendance à trop fractionner les connaissances que nous lui proposons : il observe une fleur, écrit une lettre, apprend un nombre. La conception adulte d’une démarche de l’esprit allant du simple au composé doit céder la place à la conception contraire plus conforme à la psychologie de l’enfant.

    De même, pour notre pensée logique d’adultes, la conservation de quan­tités continues comme une masse de liquide, ou discontinues comme une col­lection d’objets, quelles que soient les modifications que subit leur présen­tation, s’impose comme évidente. Dix perles espacées ou serrées les unes contre les autres, ou groupées en petit tas, c’est toujours 10 perles. Il n’en est pas de même pour l’enfant. Avant d’accéder à cette notion d’invariance, il lui faut passer par différents stades. Sa pensée, d’abord engluée dans la percep­tion globale des choses, n’arrive pas tout de suite à s’en détacher. Plus ou moins longtemps, suivant les cas, l’enfant croit qu’il y en a plus « là où c’est plus long », qu’il y en a moins « là où c’est plus court »; même s’il a établi préalablement une correspondance terme à terme correcte entre deux quan­tités égales et donne ainsi l’expression qu’il en constatait l’équivalence.

    Les expériences du professeur Piaget ont mis en évidence que nos argu­ments logiques d’adulte auxquels la pensée prélogique de l’enfant reste fer­mée ne peuvent aider celui-ci à conquérir cette notion fondamentale de la pensée arithmétique. Ce n’est pas en lui disant : « Mais tu vois bien que c’est la même chose », parce que, justement, il ne voit pas que c’est la même chose, et aucune argumentation logique, si claire soit-elle, n’arriverait à com­bler le fossé entre nos deux évidences contraires.

    Ce n’est que par des expériences concrètes et par l’action que l’enfant arrivera à conquérir cette notion d’une quantité constante, malgré les indica­tions contraires de sa perception immédiate. Et ces expériences devront être répétées, multipliées : assez longtemps la pensée de l’enfant peut leur rester imperméable, parce qu’il n’a pas, comme nous, le sentiment du permanent, du nécessaire. Il faudra les concevoir, les graduer, ces expériences, en vue pré­cisément de cette conquête à faire. Toutes ces questions sont loin d’être réso­lues, mais il n’est pas sans intérêt de savoir qu’elles se posent. Sous la direc­tion de Mme l’inspectrice Quenelle, un groupe d’institutrices de la Seine a refait la plupart des expériences de Piaget, relatives à la notion de conserva­tion des quantités, continues et discontinues, long travail conduit avec une méthode sûre et beaucoup de scrupule. Ces expériences ont réservé aux institutrices qui les ont réalisées quelques surprises propres à nous éclairer, en particulier sur la lenteur insoupçonnée avec laquelle se structure la notion de nombre chez certains enfants.

     

     

    RÔLE DE L’ACTION DANS L’ÉLABORATION DE LA PENSÉE ENFANTINE.

    Un caractère de la pensée enfantine sur lequel les psychologues mettent aussi l’accent, c’est le rôle essentiel de l’action dans la formation de cette pen­sée, rôle primordial, affirment-ils, lorsqu’il s’agit de la conquête du nombre. L’enfant n’arrive à saisir la signification et l’usage des premiers nombres qu’en rassemblant, en ajoutant, en enlevant, en partageant. etc.

    — Mais, direz-vous, nous en sommes convaincues; aussi donnons-nous une très grande importance aux manipulations dans l’initiation au calcul : les enfants alignent, groupent, retirent, ajoutent bûchettes et jetons. C’est exact, et, personnellement, j’ai le souvenir de vivantes leçons de calcul où cette activité se révélait fructueuse. Mais, en est-il toujours ainsi ?

    Récemment — et je retrouve à vif en moi le petit tableautin que j’évoque ici — je voyais une enfant, au cours d’un exercice de calcul, se livrer à ces manipulations avec une docilité manifestement ennuyée et vide. Elle ajoutait 2 jetons, en retirait 3, montrait un carton, se trompait souvent, rectifiait en regardant ce que faisait son camarade. Visiblement, les jetons qu’elle dépla­çait n’éveillaient en elle aucun intérêt. Je précise : en elle — son petit cama­rade semblait s’y intéresser — et la notion de 6 qu’on essayait de lui faire dégager n’était sûrement pas en voie d’acquisition. Bien que ses muscles fus­sent en action, pouvait-on parler d’une activité véritable, point d’appui de la pensée ? Gardons-nous de confondre : faire exécuter certaines manipulations, certains mouvements à l’enfant, ce n’est pas toujours faire de celui-ci un être réellement actif, ni surtout un être pensant. L’activité fructueuse, l’activité cons­tructive d’une notion et, par là même, constructive de l’esprit, ce n’est pas l’activité fragmentée, uniquement sur commande, sans but clairement conçu par l’enfant, étrangère à ses besoins comme à ses intérêts.

    Pour être un véritable point d’appui de la pensée, de la pensée arithmé­tique comme de tout autre, quels caractères doit donc présenter l’activité ?

    Elle doit mobiliser, concentrer sur elle, le meilleur des forces de l’être. Ce résultat, l’intérêt seul est capable de l’assurer chez l’enfant. Imbriquées l’une dans l’autre, nous retrouvons ici deux notions importantes de la psychologie enfantine :

    — notion de l’unité de la vie psychique ;

    — notion des intérêts de l’enfant et de leur évolution. C’est de ces deux notions que je vais maintenant vous entretenir.

     

    L’UNITÉ DE LA VIE PSYCHIQUE. IMPORTANCE DE L’AFFECTIVITÉ.

    Idée chère aux psychologues contemporains. À la conception de facultés plus ou moins autonomes, et agissant chacune isolément, ils ont substitué la notion complexe d’une unité fondamentale de l’être dans la diversité des fonctions. L’intelligence n’est pas un pouvoir isolé auquel on puisse s’adresser isolément, car toutes les forces d’un être interfèrent. Nous le savons; mais ne l’oublions-nous pas parfois ?

    Dans la préparation et la conduite d’un exercice sur le nombre, comme dans tout autre exercice, avons-nous toujours le souci de satisfaire aux be­soins de cette affectivité enfantine dont l’importance est de plus en plus affir­mée ? Ignorée parfois de l’éducateur, elle n’en est pas moins présente. Si nous ne l’avons pas avec nous, nous l’avons contre nous.

    L’intérêt de l’enfant est-il suscité ? C’est le grand art de la mise en train d’un exercice : provoquer, faire naître chez l’enfant un élan de participation. Alors, dans l’ardeur d’apprendre, ses énergies sont mobilisées au maximum, et cette activité provoque à son tour un état joyeux d’euphorie qui soutient l’effort. Si nous n’avons pas su rendre l’enfant disponible, il s’évade dans le rêve ou dans une activité manuelle défendue, mais qui lui procure la joie que l’exercice scolaire ne lui a pas donnée; ou bien, il ruse et déjà, hélas ! se révèle merveilleusement habile à paraître occupé à ce que nous lui deman­dons de faire, alors que la meilleure part de son énergie mentale nous échappe.

    Il ne faut pas se résigner à ce que l’enfant nous donne ce semblant d’ac­tivité. Personnellement, j’aimerais cent fois mieux qu’il jouât; temps perdu, et, surtout, mauvaises habitudes intellectuelles et morales, tel est le bilan de cette activité factice. Changez votre fusil d’épaule. Cette petite fille que la mani­pulation de jetons n’intéressait pas s’était passionnée pour l’exercice de gym­nastique précédent. Peut-être l’exercice sur le nombre 6 aurait-il trouvé de l’intérêt s’il avait donné lieu à des mouvements. Les mouvements se comptent, eux aussi.

    Et parfois, l’exercice terminé, on passe sans transition à un autre. « Ran­gez votre matériel de calcul, nous allons réciter. » Pourquoi ne jamais donner à l’enfant la possibilité et la joie de faire le bilan de son effort, de son acquis, ce qui l’aiderait à prendre conscience de lui-même et le préparerait à un effort ultérieur ? Pourquoi ne pas essayer de le disposer à l’activité qui va suivre ? C’est un cobaye : on lui a insufflé un peu de calcul, on lui insuffle quel­ques vers; il se prête, il le faut bien, à ces expériences successives, il ne les vit pas; ou, s’il les vit, c’est de façon discontinue et superficielle : il manipule des jetons, il répond des noms de nombres; plus ou moins, suivant sa docilité et l’habileté de la maîtresse; il se prête au jeu et peut même en retirer un plaisir momentané et, du point de vue connaissance, quelque profit, mais, dans cette activité toujours mue du dehors, toujours provoquée, parfois exigée, l’enfant, selon une expression heureuse, ne « s’engage pas », ne s’engage jamais tout entier. L’application de son esprit est instable, sujette à éclipses et évasions; elle a continuellement besoin d’excitations nouvelles.

    À cette activité, il manque l’élan interne qui fait que l’enfant ne subit pas un enseignement, qu’il l’appelle; que, par suite, il mobilise toutes ses forces et les concentre sur un but dont la valeur pratique ou prestigieuse l’attire. Alors, mais alors seulement, est réalisée une œuvre vraiment éducative : à une acqui­sition de connaissances, s’ajoute pour l’enfant quelque chose d’infiniment plus précieux qui en prolonge et en amplifie les résultats : une conquête de lui-même par la prise de conscience de ses forces d’acquisition, qu’il apprend à discipliner, à maîtriser, à centrer sur un objet. Selon l’expression de Dela­croix : « Toute son âme est au travail », j’ajouterai : tout son être s’épa­nouit et, dans une plénitude heureuse, sa personnalité naissante se construit harmonieusement.

     

    LES INTÉRÊTS ENFANTINS; DANGERS D’UN ENSEIGNEMENT PRÉMATURÉ; COMMENT FAIRE NAÎTRE L’INTÉRÊT.

    La force qui déclenche l’énergie nerveuse, qui stimule, oriente et fixe l’attention de l’enfant, qui le fait se concentrer avec joie sur certaines activités, c’est l’intérêt, lié à la satisfaction d’un besoin. Psychologues et éducateurs accordent une grande importance à ces intérêts, dont l’apparition marque des étapes de la croissance à la fois physique et mentale de l’enfant. On a pu parler d’une loi de formation et d’extension des intérêts enfantins. C’est à eux que se réfère Mme Montessori lorsqu’elle parle de ces «périodes sensibles » où l’enfant s’ouvre à tel ou tel ordre d’activité et se révèle particulièrement apte à acquérir certaines connaissances, moments privilégiés, mais qu’il faut savoir saisir pour en tirer tout le parti possible, parce qu’ils sont fugitifs. Il y aurait ainsi l’âge du langage, celui du dessin, de l’écriture, et aussi l’âge ou la pé­riode sensible du calcul.

    Cette dernière période se manifeste-t-elle chez nos bambins d’école mater­nelle ? Il semble que vers cinq ans, cinq ans et demi, une fois acquis les noms des premiers nombres, il est des enfants qui prennent plaisir à compter tout ce qui peut se compter : les fourchettes ou les verres qu’on met sur la table, les carreaux des fenêtres, les boutons de leur tablier, etc. Encore faut-il distinguer ceux qui trouvent dans la numération parlée une joie essentielle­ment verbale, analogue à celle que leur procurent les comptines, et ceux qui s’intéressent précocement à la véritable notion de quantité. Par contre, il est des enfants pour qui la période sensible du calcul ne se révèle qu’entre six ou sept ans, parfois même plus tard.

    Dans quelle mesure, antérieurement à l’apparition de cet intérêt spontané, devons-nous chercher à développer les acquisitions concernant le nombre ?

    Les psychologues nous mettent en garde contre tout apprentissage pré­maturé, c’est-à-dire qui ne correspondrait pas au stade de développement bio-psychologique de l’enfant, qui ne répondrait à aucun de ses besoins actuels.

    Dans quelques pages très suggestives écrites sur le nombre il y a quelque trente ans, Pécaut a cette formule heureuse : «Nous pouvons suggérer à l’en­fant par mille procédés la pensée calculatrice : on lui trace la piste, on le mène à l’obstacle, nul ne peut donner pour lui le coup de rein. »

    Or, à certains stades de son développement, il est incapable de donner ce coup de rein. Le lui demander, c’est gaspiller ses forces, l’enfant n’étant pas prêt; au lieu d’épanouir la vie, richesse la plus précieuse de toutes à cet âge de conquêtes, nous risquons de l’amoindrir : l’échec diminue la confiance et l’ardeur; et, pour l’avenir, nous ne dirons jamais trop combien un mauvais départ peut gêner les acquisitions ultérieures.

    Il faut bien prendre garde à ces erreurs possibles, se défendre d’ambi­tions prématurées. Jusqu’à quatre ans, sensiblement plus tard parfois, l’effort devrait porter sur l’appréciation qualitative des quantités continues ou dis­continues, leur identification et la découverte de leurs relations que l’enfant apprend à exprimer en langage courant. Peut-être les maîtresses de petite et moyenne section accepteraient-elles plus volontiers ce but limité si elles appré­ciaient à leur plus juste valeur l’importance de ces premières conquêtes.

    L’acquisition de termes comme : peu, beaucoup, rien, long, court, etc., est une première étape nécessaire. Passer de la quantité appréciée ainsi qualita­tivement aux relations entre grandeurs continues et discontinues, constitue une opération mentale dont la complexité échappe parfois à notre esprit d’a­dultes. « Là réside la difficulté, dit Piaget : passer de la qualité à la rela­tion. » On ne saurait donc trop entraîner l’enfant à cette gymnastique d’esprit indispensable pour les acquisitions arithmétiques ultérieures. La science des nombres est essentiellement une science de rapports. Avant de faire entrer l’enfant dans ce système abstrait, il est nécessaire de lui rendre claires, tan­gibles, par la perception et l’action, les relations entre grandeurs continues ou discontinues qui s’expriment par : aussi long que, autant que, plus petit que, plus que, moins que, etc., et ces mots qu’il faut apprendre à opposer : quelques et tous, pour familiariser l’enfant avec la partie et le tout. Excellent exercice aussi, pour habituer son esprit à multiplier les relations, que de lui faire éta­blir quelques coordinations faciles : Je suis plus grand que Jean, mais plus petit que Pierre, etc., etc. Les expériences poursuivies dans quelques classes ont mis en lumière la nécessité de prolonger ces exercices, même en section de grands. Pour cette initiation d’importance capitale, l’exposition réunit de très riches et intéressantes suggestions de Mme l’Inspectrice Dufresse.

    Il arrive un moment où l’enfant semble capable de donner le « coup de rein », dont parle Pécaut, sans éprouver ou sans manifester le désir de le faire. Ainsi que je le rappelais précédemment, il est prouvé par des tests, et la simple observation y suffit, que, spontanément, l’enfant de quatre ans et demi, cinq ans, du seul fait qu’il vit dans une société qui se sert du nombre, fait de lui-même des remarques, des comparaisons, des associations, des expériences qui le conduisent à découvrir la signification et l’usage des trois ou quatre, plus rarement des cinq premiers nombres. Dans ces conditions, il est permis de penser que cette notion de nombre répond, pour ces enfants, à leur actuel développement, et l’on peut se sentir autorisé à en préciser et à en étendre l’acquisition, sans crainte de transgresser les lois de l’évolution et d’anticiper inutilement, voire dangereusement, sur des étapes à venir. Il nous faudra garder à l’intérêt — c’est toujours à l’intérêt qu’il faut revenir — son rôle pri­mordial; mais c’est un intérêt dérivé, un intérêt second, qu’il s’agit de faire naître : rendre sensible à l’enfant la nécessité de la conquête du nombre pour la satisfaction de ses intérêts premiers.

    C’est l’instinct constructeur de l’enfant que met en jeu le matériel conçu par Mlle Audemars pour la « Maison des Petits ». En manipulant les éléments du fameux plateau dit : «plateau des 66 blocs », les enfants vont avec joie à la découverte des nombres, des mesures, du calcul, etc. Ils y vont librement, la maîtresse discrètement présente pour apporter, au moment voulu, l’aide nécessaire, et par suite, souhaitée. Avec des moyens plus réduits, chaque maî­tresse maternelle peut utiliser le goût de l’enfant pour la construction.

    Il est, en tout cas, une possibilité à la portée de toutes pour peu qu’évi­tant de s’emprisonner dans une activité scolaire, la classe maternelle reste un milieu vivant, une « école de la vie par la vie », selon l’expression decrolyenne : c’est par la vie que l’enfant s’intéressera au nombre. On ne compte pas seulement chaque jour de quatorze heures à quatorze heures trente; on compte chaque fois qu’il peut être intéressant de compter. A-t-on un aqua­rium ? Pourquoi ne pas lier, comme je l’ai vu faire, l’acquisition d’un nou­veau nombre à l’apparition d’un nouveau pensionnaire ? Hélas! des acci­dents peuvent survenir : initiation vécue à la soustraction. A-t-on des têtards ? Leurs métamorphoses peuvent être utilisées. Dès qu’il leur pousse des pattes, on les met dans un autre bocal. On compte : ce qu’on enlève à une quantité, on l’ajoute à une autre; mais l’effectif total de l’élevage reste invariable : initiation à la notion déjà complexe de compensation. Les plantes en pots qui fleurissent, les graines qui germent, celles qui ne germent pas; les mesures qu’il apparaît utile et par suite intéressant d’effectuer : pesée de la farine et du sucre pour le gâteau d’anniversaire; mesure de la longueur des laines qu’on va tisser, de la contenance de la brouette ou du vase qu’on doit remplir; le nombre est dans tout, il suffit de le découvrir dans les phénomènes qui se produisent, dans les objets qui se présentent et leur mesure, dans les activités journalières. Évidemment, plus le milieu créé est vivant, plus il est riche, plus il répond aux intérêts et aux possibilités de l’en­fant, mieux il peut alimenter son activité, en calcul comme dans tout autre domaine. Une équipe d’institutrices, qui, sous la direction de Mme l’Inspectrice Tortel, travaille dans ce sens a communiqué d’intéressantes suggestions réu­nies dans un dossier exposé. Il n’est pas jusqu’à la composition décorative qui ne puisse servir, elle aussi. Chaque enfant reçoit douze éléments semblables : fleurs stylisées, figures géométriques, graines coloriées. Il décompose à son gré, pour réaliser « quelque chose de joli ». Toutes les combinaisons, c’est-à-dire tous les groupements, toutes les décompositions possibles peuvent se retrou­ver; et leur lecture, suivie de comparaisons, peut aider l’enfant à la construc­tion de sa science arithmétique. Il y a aussi les jeux de quilles, les jeux de bou­les que j’ai vu employer. N’apprend-on pas à faire une soustraction dans l’ar­deur à constater qu’on laisse debout 2 quilles de moins que Jean ? Reconstituer chaque fois le groupe initial pour le mettre à la disposition de son petit cama­rade, n’est-ce pas pour l’enfant un entraînement à cette gymnastique intellec­tuelle d’aller et retour : partir de 8 quilles debout, par exemple, en abattre 3, constater ce qui reste et revenir à la situation initiale : à nouveau 8 quilles debout, aller et retour auquel le professeur Piaget attache de l’importance dans la formation de la pensée enfantine. Car cette pensée manque surtout de sou­plesse, elle ne se meut qu’à sens unique. L’enfant n’arrive que progressive­ment, et encore sur le plan intuitif et expérimental, à acquérir cette notion de réversibilité, essentielle, vous le savez, pour la pensée arithmétique. Com­ment l’y aider, si ce n’est par l’expérience concrète, seul domaine qui lui soit accessible, et le jeu est incontestablement l’expérience privilégiée.

    Il y a enfin les enfants eux-mêmes, ce matériel toujours prêt à entrer en action si on ne l’immobilise pas devant des tables. Je verrais très bien, de temps en temps, d’excellentes leçons de calcul dans la cour. Des rangs se forment, on se numérote, on se compte, on répond à l’appel de son rang, on se disperse, on se rassemble, on se recompte. À un signal, 8 enfants se répar­tissent en 4 couples; à un autre signal, en 2 rangées opposées de 4, comme dans le quadrille des lanciers. Que d’acquisitions possibles comporte cette mobilité joyeuse : acheminement vers la notion d’invariance des quantités (chacun peut réaliser que, malgré dispersion ou resserrement du groupe, aucune frimousse nouvelle ne s’est introduite dans le jeu ou ne s’est éclipsée), différence entre valeur cardinale et ordinale : Jean sait bien qu’il est « un », tout en étant le 8e, mais pour aller reprendre sa place il sait qu’il devra comp­ter 7 camarades avant lui. Il n’est pas jusqu’à la commutativité de la multi­plication qu’un changement de groupement (4 groupes de 2 ou 2 groupes de 4) ne peut faire pressentir à nos jeunes écoliers.

    Si, grâce à cette activité journalière, pratique, vivante, l’intérêt pour le nombre est né et s’entretient, alors, la manipulation de jetons pourra devenir attrayante à son tour : elle ne sera plus exécutée seulement sur ordre, mais en vue d’une conquête que l’enfant désire assurer et étendre, car il en com­prend, tout au moins il en pressent l’utilité et le prix.

    Ne concluons donc pas de ce que je disais, il y a quelques instants, de l’absence d’intérêt d’une fillette pour les jetons, qu’il ne faut pas les employer. Au contraire, je rends pleinement hommage aux qualités de ce matériel de calcul peu coûteux, de bonne forme, de maniement facile, qui se prête à des groupements que l’enfant perçoit aisément. Et il est d’autres matériels bien connus qui ont fait leurs preuves. Mais leurs qualités réelles ne doivent pas nous inciter à croire qu’elles sont pour la pensée arithmétique de l’enfant, l’équivalent du « Sésame, ouvre-toi ». Un matériel, si rationnellement conçu, si ingénieusement agencé, si bien adapté qu’il soit, n’est jamais suffisant, à mon avis, pour assurer la conquête de la pensée. Il faut l’élan de l’enfant, cet élan de participation dont je parlais tout à l’heure et que seul peut susci­ter l’intérêt.

    Pour susciter cet intérêt ou l’éveiller ou le maintenir, pour apporter une aide nécessaire au moment opportun, il n’est pas de méthode ou de procédé communicable; il y faut l’intuition psychologique, une intuition constante et sympathique de la vie individuelle, qui fait qu’on ne s’adresse pas à une classe, mais à des êtres dont chacun requiert une attention à lui seul dédiée.

     

     

    DIVERSITÉ DES INDIVIDUALITÉS ENFANTINES
    TRAVAIL INDIVIDUEL ET PAR GROUPES.

    On arrive ainsi à dégager une autre notion de psychologie, qui se trouve à l’arrière-plan de toutes les autres remarques que j’ai eu l’occasion de faire et qui me semble devoir dominer notre pédagogie : c’est que chaque enfant est un être unique. L’enfant en général n’existe pas : ce qui existe, c’est Pierre, François, Jeanne, chaque petite individualité, déjà si différente des autres. Nous le savons, et, pourtant, quel attachement encore vivace à l’en­seignement uniquement collectif, comme on s’oriente parfois avec timidité ou réserve vers l’enseignement par groupe ou l’enseignement individuel!

    Il y a plus de trois siècles, Montaigne, anticipant sur les principes d’édu­cation nouvelle, protestait déjà contre cet enseignement collectif : « Ceux qui entreprennent d’une même leçon... régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n’est pas merveille si en tout un peuple d’enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. »

    De fait, chaque enfant a sa manière de percevoir, d’être attentif, de se corri­ger. Chacun présente une orientation d’esprit, un rythme de travail particu­lier, possède un acquis différent, suivant son milieu social, la régularité de sa fréquentation scolaire. Des enfants de même âge n’ont ni le même niveau mental, ni le même rythme de développement. Ils l’ont d’autant moins que, dans l’évolution du jeune enfant, des poussées de croissance alternent avec des paliers de repos.

    D’autre part, dans les exercices de calcul, plus peut-être que dans toute autre matière, les erreurs des enfants, leurs rectifications, leurs tâtonnements, particuliers pour chacun d’eux, les difficultés contre lesquelles ils buttent sont très révélateurs du niveau qu’ils ont atteint. Comment saisirions-nous ces tâ­tonnements, ces erreurs, dans un exercice collectif?

    Pour toutes ces raisons, à côté du travail collectif, l’organisation du travail par groupes et du travail individuel s’impose; je dirais volontiers surtout pour le calcul, si je n’étais aussi convaincue de son utilité générale.

    Ce trimestre, dans une bonne classe, je voyais quelques enfants, trois ou quatre, qui, à la fin d’un exercice de calcul déjà long, exprimaient très nettement par leur attitude que leur curiosité du nombre était éveillée. « Maîtresse, disait l’un d’eux, si l’on mettait des fiches là et là, quel nombre qu’on aurait ? » Il serait regrettable de ne pas profiter de ces appétits de sa­voir quand ils se manifestent, de les laisser passer vainement. Dix minutes se trouvent, sinon le jour même, du moins le lendemain, pour vérifier si la petite équipe repérée est vraiment désireuse et capable de marcher de l’avant.

    Il est, par contre, des enfants dont la pensée calculatrice se révèle fragile et hésitante dans ses premières tentatives de développement. L’intervention de l’adulte, uniforme, sans discriminations, peut contrarier ces tentatives, créer des obstacles au lieu d’apporter une aide, bousculer la réflexion de l’enfant, la bousculer sans profit sinon sans danger. Intégrez cet enfant à un groupe de même force ou faites-le travailler isolément. C’est ici que le matériel indivi­duel bien choisi, bien gradué, peut rendre grand service : permettre aux enfants les plus lents de travailler selon leur rythme. Leur permettre de répéter, autant de fois qu’il est utile le même exercice, d’abord pour apprendre à le réussir, ensuite pour goûter la joie tonique du succès. Cette joie est nécessaire à beaucoup d’enfants. S’il en est, doués d’une auto-défense robuste, qui s’é­vadent sans souci d’un travail qui les dépasse, il en est d’autres, précocement consciencieux ou inquiets, qui ressentent déjà une petite angoisse devant leur incapacité et leur échec.

    C’est encore un souvenir que j’évoquerai : la figure tendue d’une petite fille d’école annexe. L’enfant percevait une discordance entre les groupements de la maîtresse reconstituant concrètement au tableau les termes d’une opéra­tion : 8 + 4 = 12, et ceux qu’elle réalisait sur sa table. Mais ne possédant pas vraiment le sens de ces groupements, encore emprisonnée sans doute dans la vision globale, incapable d’analyser et de voir où était son erreur, elle éprou­vait déjà un sentiment douloureux d’impuissance qui se lisait sur son visage. Je crois que pour certains enfants de grande section — je dis certains — il ne faudrait pas dépasser l’étude des 9 premiers nombres, que l’initiation à notre système décimal est prématurée.

    Les institutrices qui ont refait les expériences de Piaget ont été frappées par les différences, parfois tout à fait imprévues et très sensibles, qui existent entre les enfants en ce qui concerne cette notion d’invariance des totalités, liée au développement de leur pensée logique. Tel enfant de quatre ans, jugé, il est vrai, d’un niveau exceptionnel, donnait d’emblée des réponses satis­faisantes, alors qu’un enfant de cours préparatoire de huit ans révélait, par ses réponses, que cette notion fondamentale de la pensée arithmétique n’é­tait pas encore acquise.

    Comment concevoir alors un enseignement collectif « qui traite de la même façon des esprits de si diverses mesures et formes ? » « Faute de proportion, nous gâtons tout. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est encore Montaigne.

    Et nous risquons de gâter tout durablement. Ainsi pense le professeur Piaget qui estime, et je suis pleinement d’accord avec lui, que jusqu’à un ni­veau d’études assez élevé, les résultats devraient être pour chaque écolier sensiblement de même ordre en calcul et dans les autres disciplines. Y a-t-il un décalage marqué ? Dans la plupart des cas, on peut penser qu’il est dû à un départ malheureux, à un travail collectif que l’enfant n’a pu suivre, à des échecs répétés, parfois maladroitement soulignés, qui ont développé un dura­ble et paralysant complexe d’infériorité pour le calcul — écueil qu’un ensei­gnement plus individualiste aurait sans doute permis d’éviter.

    Je n’ignore pas et ne sous-estime pas les difficultés que comporte l’orga­nisation du travail tant individuel que par groupe : quelques classes à effectifs pléthoriques fonctionnent dans des conditions d’installation matérielle que je connais et qu’ils ne font que rendre la tâche plus difficile. C’est un idéal que je propose; mais, convaincues que l’intérêt de l’enfant est en jeu, les institutrices maternelles en tireront, je le sais, le maximum d’applications compatible avec la situation particulière dans laquelle chacune d’elles se trouve.

     

     

    CONCLUSION.

    Il ne faut pas seulement se soucier de ce que « l’enfant doit savoir », mais « de ce qu’il peut apprendre ». Soyons modestes en ce qui concerne l’étendue des connaissances et des techniques que nous voulons faire acquérir, soyons par contre ambitieuses sur la qualité réelle du petit bagage que l’enfant emportera de l’école maternelle Le bilan de cette première étape de l’éducation ne s’établit pas seulement d’après l’étendue des acquisitions dites scolai­res, mais essentiellement d’après l’épanouissement qu’on aura su ménager à toutes les possibilités de l’enfant grâce à la connaissance aussi individualisée que possible des lois de son développement.

     

    1. BOSCHER,

    Inspectrice générale des Écoles Maternelles.

     

    [1] Cette discussion est retranscrite dans l'ouvrage collectif Initiation au calcul - enfants de 4 à 7 ans, par Piaget, Boscher, Chatelet, etc. (1949).

    PROLONGEMENT :

    Discussion au sujet de la Conférence du Professeur Piaget Jean Piaget, La genèse du nombre chez l'enfant (1949)

    Les pratiques Montessori s'opposent-elles aux recommandations de Mlle Boscher et de Piaget ?

    http://montessori33.fr/additions-grands-nombres-en-montessori/


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